La Bièvre à Igny

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Bords de la Bièvre à Igny
Speederpeintre

« La Bièvre, avant d’aller se jeter dans la Seine et devenir un collecteur d’égout, repaire des plus horribles rongeurs de Paris, coulait toute joyeuse à Igny.

Elle passait déjà par le Parc des Mathurins mais avant, elle avait flâné du côté de Buc, de Jouy en Josas et Vauboyen. Dès le « Chemin vert » à la limite de Bièvres, elle se séparait en deux pour encercler de méandres les cultures maraîchères qu’elle irriguait généreusement.

Son parcours pastoral et enchanteur avant de se fourvoyer aux abords des potagers du collège Saint Nicolas alors qu’elle voulait sans hâte mouiller les berges d’Amblainvilliers, devait rencontrer un vieux lavoir aux murs décrépis. A l’intérieur de ce temple du décrassage urbain, résonnaient sans cesse les coups de battoir et le caquètement joyeux des lavandières.

La Bièvre souvent dérangée dans son acheminement paisible devenait confuse dans le bas Igny. Un moulin qui ne « grugeait » plus rien, pas même le moindre petit grain depuis fort longtemps, l’attardait en osant retenir encore son eau. Plus limpide que jamais puisque dans le fond on y voyait des petits poissons et des cailloux blancs, elle rebroussait chemin en faisant un curieux détour.

Un pas très joli pont de ciment qui voulait bien que l’on passe dessus alors que plus loin en longeant un vieux mur accompagné de redoutables orties, deux ouvrages de pierre ne manquait pas de l’enjamber : c’était là sous l’arche ombragée ou ensoleillée selon le bon vouloir du temps, que l’on pêchait les épinoches et que parfois pour la plus grande joie de tous un joli gardon argenté se laissait prendre.

Passerelle dans les prés à Igny
Chintreuil

Avant de quitter cet endroit magique et révélateur où les cultures abondantes et généreuses nous offraient pour le plaisir des yeux une œuvre picturale inégalée avec en point de mire le clocher de Bièvres entouré de vielles demeures pittoresques, un petit pont de bois aux planches incertaines nous autorisait le passage. C’est là aussi que nous nous baignions après avoir improvisé un judicieux barrage.

On aurait pu appeler ce lieu de champs et de rivières « l’entre-deux rives » mais c’était tout bêtement « derrière le lavoir ». On allait alors au « petit pont de planche » « derrière le lavoir », ça disait long sur nos après-midis de vacances. Un petit chemin de traverse nous obligeait à emprunter le pont de misère avant de découvrir une forêt de vignes et de vergers qui allaient nous perdre dans les hauteurs du « Chemin vert » jusqu’aux coteaux de « Ratel ».

Pont Monseigneur

La Bièvre, si elle coulait limpide et joyeuse dans ce havre de paix, se laissait parfois envaser là où elle s’endormait un peu. Cela faisait le grand bonheur des roseaux, des nénuphars et des osiers. Le courant qui sommeillait dans les herbiers avant de reprendre sa course folle, devenait aussi un paradis aquatique pour les moustiques, les libellules et les rainettes.

Les gitans installés silencieusement près du passage à niveau non loin du lavoir dans la vielle roulotte de la mère Grosjean que tout le monde connaissait, m’avaient appris à pêcher la grenouille – ils en raffolaient. Les délicieuses cuisses de ces petits amphibiens m’ont fait connaître des jeudis heureux. Jamais ces gitans-là n’avaient dans tous les poulaillers du coin volé la moindre poulette –pas même le linge des blanchisseries qui séchait sans l’herbe tendre. Ils excellaient dans le cannage des vielles chaises et l’affûtage des couteaux.

C’était devenu une manie pour la Bièvre, il fallait qu’elle encercle en se séparant en deux. Derrière la gare après avoir oublié l’école Saint Nicolas, elle refit le coup de nous inventer une île de champs et de pâturages. C’est ainsi qu’elle enclava la prairie des frères en soutane avant qu’elle ne devienne notre terrain de football. Le pont qui osait encore l’enjamber pour laisser passer un chemin de terre qui caillouteusement nous conduisait dans le bois de Verrières, s’appelait le « Pont Monseigneur ».

La Bièvre à Paris
Hubert Robert

A hauteur d’Amblainvilliers, pour la Bièvre, il fallait un peu se retourner et faire ses adieux à Igny sans espoir de retour. La balade n’était pas très longue mais juste assez pour savoir que cet endroit en Ile de France était merveilleux et charmeur, emprunt d’une douce quiétude champêtre comme dans un livre de Maurice Genevoix. La petite rivière pouvait alors traverser le grand parc de Vilgénis où l’attendait encore un lavoir et un silencieux étang.

Ensuite sur Verrière et Antony après s’être un peu attardée au « Soleil » (le « Soleil d’Antony », guinguette dans les années 50), elle pouvait faire ce qu’elle voulait avant de se laisser piéger à Cachan par de redoutables tanneries et autres douteuses entreprises. Violée, souillée, salie, sans honneur et sans gloire, elle allait agonir dans la Seine en découvrant Paris. »

Roger Le Thuaut, ancien ignissois